Vers Plus D'idées

Vers Plus D'idées

Towards more ideas - إلى مزيد من الأفكار


La révolution management de Google par Raphaële Karayan, JDN

Publié par Mahamed Charkaoui sur 26 Octobre 2006, 11:55am

Catégories : #Culture entrepreneuriale

Des entrepreneurs comme les autres ?
 

 

Larry Page et Sergey Brin
Comme tous leurs prédécesseurs, Brin et Page ont bénéficié d'un milieu et de circonstances particulièrement favorables : une université, Stanford, ou plutôt deux, Stanford et Berkeley, qui se font concurrence et forment des ingénieurs compétents et très versés dans les technologies du Web (c'est à Stanford que sont nés deux autres grands moteurs de recherche, Yahoo! et Excite), des informaticiens à la recherche d'un emploi à la suite de l'explosion de la bulle Internet, un environnement financier qui facilite l'accès à des ressources pour démarrer, un environnement juridique qui favorise la circulation des idées et des technologies arrivées à maturité. Autant de facteurs qui leur ont permis de construire une usine informatique rapidement et à des coûts très faibles.

Mais Brin et Page ont aussi ces qualités qui font les entrepreneurs que Joseph Schumpeter et, bien avant lui, Jean-Baptiste Say ont décrites : le charisme. Brin et Page savent convaincre leur entourage de les suivre là où ils veulent aller. L'arrogance. Ils sont intelligents, le savent et ne s'en cachent pas. Ils ont de l'ambition, faire fortune ne leur suffit pas, ils veulent aussi changer le monde. Ils sont passionnés par ce qu'ils font. Et si l'on voit aujourd'hui en eux surtout des entrepreneurs qui ont réussi, ce n'est pas la promesse de la fortune qui les amenés à se lancer dans l'aventure, mais la volonté d'améliorer les systèmes de recherche sur le web. Ils ont développé Pagerank sans se lancer dans des longues études de marché qu'ils n'auraient, de toutes manières, jamais eu les moyens de financer.

Anticonformistes, ils savent prendre des décisions qui vont à l'encontre de ce qui se fait. Ils ont, on l'a compris à la lecture de leur histoire, un grand souci de leur indépendance, beaucoup de chance et… une éthique à géométrie variable : ils n'hésitent pas, lorsque nécessaire, à emprunter ce qui ne leur appartient pas. Ils ont eu des procès avec Overture et sont en délicatesse avec les éditeurs qui leur reprochent de ne pas respecter toutes les règles du copyright ou des droits d'auteur. Ils ont, enfin, un vrai sens de l'amitié.

Le rôle de l'amitié dans la création d'entreprises n'a pas, à ma connaissance, fait l'objet d'analyse. On la rencontre pourtant très souvent. Bill Gates et Paul Allen, les deux fondateurs de Microsoft se sont rencontrés sur les bancs du lycée, Dan Bricklin et Bob Franckson, ceux de Visicalc, l'ancêtre de tous les tableurs, sur les bancs du MIT, Steve Wozniak et Steve Jobs se sont connus à 18 ans dans des classes d'été que Hewlett-Packard (entreprise fondée elle aussi par deux camarades d'université, Bill Hewlett et Dave Packard) organisait pour les jeunes passionnés d'informatique. On pourrait ainsi longtemps continuer cette liste. On pense aux fondateurs de Sun… Au début, l'amitié permet d'échanger et de tester des idées, de renforcer la motivation de gens qui n'ont pas choisi la voie la plus classique, de créer, éventuellement, une compétition : c'est à celui qui trouvera la meilleure solution au problème rencontré. Plus tard, lorsque l'entreprise est créée et qu'elle commence à se développer, l'amitié et la confiance qui va avec permettent de partager les efforts, d'amorcer un semblant de division du travail, mais aussi, de corriger les "défauts de jeunesse" : lorsqu'on réfléchit à deux à un problème, on voit mieux les risques et l'on approfondit plus les solutions. Dans des univers difficiles et violents, comme ceux de la Silicon Valley, les amitiés de jeunesse, la confiance qu'elles créent aident à résister à la pression de tous ceux qui menacent l'indépendance de l'entreprise.

Mais, au-delà de ces qualités qui ne sont pas minces, Brin et Page ont su construire et développer une entreprise aux méthodes de management originales, adaptées à un modèle économique qui ne l'est pas moins.
 
Un triumvirat à la tête de l'entreprise
Depuis Henri Fayol, les théoriciens du management insistent sur l'unité de commandement, "règle, dit l'auteur de l'Administration industrielle et générale, d'une nécessité générale et continuelle, dont l'influence sur la marche des affaires est au moins égale à celle de n'importe quel principe : si elle est violée, l'autorité est atteinte, la discipline compromise, l'ordre troublé, la stabilité ménacée…" Jamais, au grand jamais un spécialiste du management ne leur aurait recommandé de mettre au sommet de leur organisation une structure tricéphale tant elles ont mauvaise réputation depuis longtemps. Qui ne se souvient du désastre que furent les triumvirats de l'Antiquité romaine ? C'est bien pourtant ce qu'ils ont fait lorsqu'ils ont recruté Eric Schmidt, un spécialiste du management, à la demande de leurs investisseurs. Plutôt que de lui donner tous les pouvoirs, de lui confier la gestion et de se réserver la technologie ou la vision, comme cela se produit dans tant de start-up, ils ont créé une direction à trois têtes.

Tous les témoignages concordent : cette structure fortement contre-indiquée a joué à plusieurs reprises un rôle déterminant et positif. Elle est assez insolite pour qu'on s'y attarde un instant.

Son efficacité paradoxale tient pour beaucoup, sans doute, à sa capacité à mettre un frein au développement excessif des egos de dirigeants qui ont très bien réussi. Le narcissisme est l'un des défauts mignons des chefs d'entreprise, surtout de ceux qui, partis de zéro, créent de véritables empires. En les poussant à rechercher des positions d'influence, l'amour de soi contribue d'abord à leur succès, mais il peut aussi les amener à prendre leurs désirs pour des réalités et à commettre de grosses erreurs. Dans une structure tricéphale, celui qui est tenté de se prendre pour Dieu est vite rappelé à l'ordre par ses collègues.

Cette structure permet également de revenir plus rapidement sur une erreur. Un homme seul à la tête d'une entreprise hésite toujours à corriger les décisions qu'il a prises même s'il apparaît qu'elles étaient malheureuses. Il est difficile d'avouer que l'on s'est trompé, surtout lorsque l'on a construit son autorité sur le charisme et l'infaillibilité du chef. Parce qu'il dilue les responsabilités (on ne sait jamais qui a vraiment pris la décision contestée), le triumvirat facilite les marches arrières.

Cette structure multiplie les points de vue, les visions et rassure investisseurs et clients qui ont le sentiment d'avoir, au sommet de l'entreprise, un responsable qui comprend et partage leurs préoccupations. Les actionnaires de Google attendent d'Eric Schmidt qu'il défende leurs intérêts, tandis que les utilisateurs mettent leur confiance dans la capacité de Brin et Page à résister aux pressions des marchés.

Elle modifie, enfin, les rapports de force au sommet de l'entreprise : une direction à trois têtes résiste mieux aux pressions qu'un homme seul. En acceptant ce dispositif de contrôle mutuel, ce contrôle par leurs pairs, Brin, Page et Schmidt se sont libérés de ceux que les marchés d'un côté, la technostructure, le management et les experts de l'autre, exercent sur les directions générales dans la plupart des grandes entreprises où aucune décision n'est prise qui n'ait été au préalable longuement préparée par des spécialistes. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, en acceptant de se plier à ce contrôle mutuel, les trois hommes ont gagné en liberté et desserré toutes ces contraintes qui, sous couvert de réduire les risques et d'introduire la rationalité dans les prises de décision, brident les dirigeants des entreprises d'une certaine taille et les mettent sous le contrôle de leurs propriétaires, collaborateurs et conseillers. Ils ont gagné en liberté. De cette liberté dont ils avaient besoin pour construire une entreprise qui n'hésite pas à violer les règles classiques du management.

Sous couvert d'améliorer les performances de l'entreprise, toutes les réflexions sur les systèmes de gouvernance accentuent les contrôles sur les dirigeants et limitent leurs marges de manœuvre. Les dirigeants de Google ont su trouver une formule qui leur conserve de larges marges d'autonomie tout en les mettant à l'abri de quelques-uns des défauts les plus fréquents chez les dirigeants dont celui qui consiste à s'entourer de collaborateurs dociles. Est-elle applicable ailleurs ? Rien n'est moins sûr.

La règle des 20 %

Les psychologues qui s'intéressent au comportement des salariés distinguent les motivations externes ou extrinsèques (on fait des efforts pour obtenir une meilleure rémunération, une récompense…) et les motivations internes ou intrinsèques (c'est la satisfaction d'avoir accompli correctement sa tâche, d'avoir réussi un exploit particulier qui amène à faire des efforts…). Google ne néglige pas plus que d'autres les motivations externes, il n'hésite pas à verser des salaires élevés comme en témoignent les voitures de luxe qui encombrent son parking, mais il fait une large confiance à la motivation intrinsèque. Ce faisant, il suit des exemples célèbres, dont celui de Bill Gates qui disait au début de sa carrière : "Aucun grand programmeur ne peut s'asseoir à sa table et se dire : "Je vais me faire du fric" ou "Je vais en vendre des centaines de milliers". Tout simplement parce que ce genre de réflexion ne vous aide pas à résoudre les problèmes."

Dans le cas de Google, cette confiance dans la motivation intrinsèque a sans doute été confortée par leur proximité avec le monde Open Source qui repose sur l'engagement de milliers de volontaires qui donnent leur temps pour faire évoluer et perfectionner les logiciels. Encore fallait-il acclimater ce type de motivation au monde de l'entreprise. C'est ce qu'a su faire Google en inventant (ou plutôt en réinventant puisque 3M le pratiquait déjà dans ses centres de recherche) un mécanisme basé sur l'organisation du temps de travail des ingénieurs et des développeurs en deux parties :
- 80 % de leur temps de travail est consacré à la mission qui leur a été confiée et pour laquelle ils sont officiellement payés,
- et 20 % est dédié à des recherches personnelles.

Cette règle a beaucoup fait rêver (tous ceux qui n'ont jamais une minute à eux) et sourire (les managers plus habitués à lutter contre la flânerie de leurs collaborateurs qu'à leur accorder du temps libre). Conçue pour réduire le turn-over d'ingénieurs qui veulent pouvoir développer les idées qu'ils ont acquises dans leur travail, elle est l'une des pièces maîtresses de cette machine à innover qu'est Google. Plutôt que de dire au collaborateur qui a imaginé un nouveau produit : "Ce n'est pas dans nos priorités, tu ne devrais pas te disperser", comme fit la direction d'HP lorsque Steve Wozniak, le futur créateur d'Apple vint lui proposer de construire un ordinateur portable, Google lui dit : "Tu peux y consacrer 20 % de ton temps." L'ingénieur est, naturellement, libre des thèmes qu'il choisit, mais on devine qu'ils sont presque toujours en rapport avec l'activité principale de l'entreprise.

Tel qu'il fonctionne aujourd'hui ce mécanisme présente plusieurs avantages.

Il attire vers Google de jeunes diplômés qui souhaitent conserver une part d'autonomie (quoi de plus sympathique qu'une entreprise qui s'engage à vous laisser 20 % de votre temps pour développer vos propres projets ?) mais aussi des passionnés qui travaillent dans le monde de l'Open Source et qui souhaitent profiter de cette possibilité pour poursuivre leurs projets (et, éventuellement, le "vendre" chez Google). Exemple de ces passionnés que ces 20 % attirent chez Google : Mike Pinkerton, l'un des principaux développeurs de Camino, que beaucoup considèrent comme le meilleur navigateur pour Mac. Voici ce qu'il disait sur son blog alors qu'il venait d'apprendre qu'il avait été recruté : "Qu'est-ce que cela signifie pour Camino ? La réponse : seulement de bonnes choses. Souvenez-vous que les employés de Google peuvent consacrer 20 % de leur temps à des projets personnels. J'occuperai une partie de ce temps à aider la communauté Mac au sein de Google, mais l'essentiel sera consacré à Camino. C'est vrai, je vais être (indirectement) payé pour le développer. Cela devait m'aider à développer plus rapidement la prochaine version."

Cette règle n'est pas sans effet sur la productivité : elle incite les ingénieurs à travailler plus rapidement pour pouvoir dégager ces 20 % de temps de création personnelle (sachant, naturellement, que des mécanismes de contrôle de la qualité du travail évitent qu'ils ne le bâclent).

Elle encourage également les contacts avec l'Université puisqu'une partie de ce temps est consacré à des travaux qui aboutissent à des publications dans des revues académiques. Elle favorise l'émergence d'idées nouvelles et, surtout, de produits que l'entreprise peut ensuite intégrer dans son offre (quelques-uns de ses produits les plus originaux en sont issus). En donnant 20 % de leur temps à ses ingénieurs, Google se donne la possibilité de s'approprier les idées, inventions qu'ils auraient autrement gardées pour eux. Ce qu'elle donne d'un côté, elle le récupère de l'autre. On est dans la logique du potlatch, du don contre don qu'a analysé Marcel Mauss ou, plutôt, dans sa variante dite du salaire d'efficience qu'a mise en évidence George Akerlof au début des années 1980. Comme beaucoup d'économistes, ce lauréat du Prix Nobel était surpris de voir les entreprises verser à leurs collaborateurs des salaires supérieurs à leur valeur sur le marché du travail. Si elles se comportent ainsi, ce n'est pas, dit-il, parce qu'elles sont irrationnelles ou ignorantes, mais parce qu'elles savent que les salariés feront des efforts supplémentaires pour les remercier de leur générosité. Le temps que Google donne à ses salariés lui est rendu sous forme d'informations, d'innovations et de contacts.

Cette règle entraîne, enfin, le développement de pratiques originales. Dans les entreprises de services (sociétés de conseil ou d'engineering) on demande aux salariés de remplir des feuilles d'imputation ou de temps (combien d'heures ai-je passé sur tel ou tel projet ?), chez Google, on leur demande aussi, et surtout, de dire en quelques lignes (pas plus de quatre ou cinq) ce à quoi ils ont occupé leur temps la semaine précédente. Ce qui incite tout à la fois à partager ses projets et à avancer : le salarié qui répéterait trop longtemps la même phrase révélerait vite qu'il a des problèmes. Cette règle des 20 % peut, en ce sens, être envisagée comme un mécanisme particulièrement subtil de contrôle de l'activité. Celui qui n'est pas capable de consacrer 20 % de son temps à des activités libres n'est peut-être tout simplement pas à la hauteur !

Ce mécanisme ne tiendrait cependant pas longtemps si l'on n'y ajoutait une autre caractéristique de management de Google : un système de revue des pairs (peer reviews). L'ingénieur qui a développé sur son temps de travail une idée peut donc la proposer à ses collègues. Si elle leur parait pertinente, elle devient un projet financé par l'entreprise. Mais, en se soumettant ainsi à l'opinion des autres, il joue sa réputation, ce qui l'incite tout à la fois à donner la priorité aux idées susceptibles d'intéresser l'entreprise, et à travailler sérieusement à leur réalisation.

Source : http://www.journaldunet.com

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article

Articles récents